LE COMMUNAUTARISME : UN DANGER POUR LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES ET L’EXPRESSION DE LA CITOYENNETÉ EN AFRIQUE — CAS DU TCHAD
Dounia BERE, Ph. D.
RÉSUMÉ
La conséquence du morcellement arbitraire de l’Afrique, sans tenir compte de l’anthropologie et de la sociologie des peuples, est la création de 52 États très hétérogènes qui peinent à vivre ensemble. Les différences anthropologiques, mais aussi la difficulté des dirigeants à mettre en place des politiques pouvant faciliter l’unité, ont fait naître et se développer un esprit de communautarisme qui fait des individus des prisonniers de leurs communautés et sape les efforts pour l’émergence d’un esprit de citoyenneté. Dans cette réflexion intitulée « le communautarisme : un danger pour les libertés individuelles et l’expression de la citoyenneté en Afrique — cas du Tchad », l’auteur part de l’analyse de propos de Tchadiens recueillis à travers la littérature, les publications sur les réseaux sociaux et des débats sur les questions du vivre-ensemble et de la cohésion sociale, dans un contexte de crise sociopolitique occasionnée d’une part par la décision du défunt Président Idriss Deby de briguer un sixième mandat, et d’autre part par la mise en place, en violation de l’ordre constitutionnel, d’un Conseil Militaire de Transition, au lendemain de sa mort. L’auteur en arrive à la conclusion que, quel qu’en soit le prix, les individus doivent se détacher de leurs communautés ethniques, religieuses et politiques pour réaliser l’intégration citoyenne républicaine qui est le seul véritable gage du vivre-ensemble. L’individu peut, en même temps, être un bon membre de sa communauté et un bon citoyen de son pays.
Mots clés : Communautarisme, communauté, liberté, religion, ethnie, citoyenneté.
ABSTRACT
The consequence of the arbitrary fragmentation of Africa, without considering the anthropology and sociology of peoples, is the creation of 52 very heterogeneous states which are struggling to live together. Anthropological differences, but also the difficulty of the young leaders of the newly independent States to put in place policies that could facilitate unity, have given rise to and develop a spirit of communitarianism which makes individuals prisoners of their communities and undermines efforts for the building of a spirit of citizenship. In this reflection entitled "Communitarianism: a danger for individual freedoms and the expression of citizenship in Africa – the case of Chad", the author starts from the analysis of comments from Chadians collected through literature, online publications and debates on subjects related living together and social cohesion in the context of the socio-political crisis caused, first, by the decision of the late President Idriss Deby to run for a sixth term, then by the establishment, in violation of the constitutional order, of a Military Transit Council (CMT), the day after the death of President Deby, to reach the conclusion that, whatever the cost, individuals must move from their ethnic, religious and political communities towards an integrated citizenship which can only guarantee the cohabitation of peoples. Individuals can be both good members of their community and good citizens of their country.
Key words: Communitarianism, community, freedom, religion, ethnic, citizenship
INTRODUCTION
En Afrique, le réveil des « ethnies » aggrave la déliquescence des États nés de la décolonisation. Confrontés à la crise sociale, les personnes et groupes se replient sur des solidarités aussi bien ethniques, claniques que religieuses (Augusta Conchiglia & Philippe Rekacewicz).
Le Tchad qui ploie toujours sous le poids de plusieurs décennies de guerre à dimensions ethnique, religieuse et régionaliste n’a pas dérogé à cette règle. Il semble au contraire s’enliser davantage, au regard de l’actualité politique. Il s’est retrouvé une fois de plus à la croisée des chemins, après 60 années d’indépendance et presque autant d’instabilité sociopolitique marquée par des guerres civiles et des dictatures. La dernière en cours, mise à rude épreuve depuis quelques semaines par des contestations populaires et des révolutions armées, se bat comme un beau diable pour se régénérer.
Le monstrueux système Deby en place depuis 31 ans au Tchad, dont la tête vient d’être coupée le 20 (le 18 ou le 19, à choisir) avril 2021 par le décès de l’ex-Président Idriss Deby, se bat comme une vraie hydre pour se refaire une tête. Il utilise pour cela les traditionnels moyens connus de division axés sur les fibres ethnique, religieuse et régionale. Il y procède malheureusement si bien que ce pays, pertinemment décrit par un de ses fils comme « une addition arithmétique des ethnies »[1], se retrouve une fois de plus au bord du gouffre. L’on peut visiblement lire sur le visage des Tchadiens cette interrogation : « Les mêmes expériences pour les décennies à venir encore ? ». Le Tchad est aujourd’hui, une fois de plus, à la croisée des chemins et ne peut se permettre une « aventure » supplémentaire sans une profonde réflexion préalable.
I. OBJECTIF
II. CONTEXTUALISATION DU SUJET
Alors qu’une bonne tranche de la population voit en cette disparition du Président Idriss Deby qui a régné sur le pays d’une main de fer pendant 31 ans, et qui s’apprêtait à entamer un sixième mandat de 6 ans, une opportunité de changer de trajectoire et de refonder l’État, les vieux démons de la division, qui étaient endormis, ont resurgi en force au sein de la population avec des rhétoriques divisionnistes. Ces rhétoriques ont eu pour effet de favoriser une ethnicisation de la politique et une politisation de la religion, au détriment de la construction de la citoyenneté dont le pays a besoin. Une observation des prises de positions dans les débats sur les réseaux sociaux et fora de discussions, mais aussi et surtout des alliances qui se font et se défont entre acteurs politiques laissent percevoir la grande tendance de repli vers les communautés d’origine qui caractérise la doctrine du communautarisme. Alors que le changement tant désiré n’est pas réalisable sans une réelle unité des peuples, pourquoi cette propension à la division ? le Tchad est-il condamné à la division et à la violence sous prétexte que ses filles et fils n’ont pas la même langue, la même foi, la même origine, ou ne sont pas de la même obédience politique ? Le Tchadien n’a-t-il pas le droit d’exister indépendamment de ces appartenances ? Telles sont les questions auxquelles nous tenterons de répondre au terme de la réflexion.
III. JUSTIFICATION DU SUJET
Les déclarations suivantes attribuables au Président Idriss Deby lui-même, peu de temps avant sa mort, et à notre compatriote, l’activiste Makaila N’guebla, nous ont inspiré cette réflexion :
- « Le communautarisme continue à dicter sa loi. Pour un heurt entre deux individus, ce sont les familles voire les communautés entières qui se mobilisent pour en découdre » (Idris Deby).
- « La racine de nos problèmes est bien ailleurs, là où tout le monde le sait, mais personne ne veut le voir : il s’agit bien du tribalisme et du communautarisme ; ces maux sont à la base de nos souffrances, un pays dans lequel ces fléaux sont monnaie courante n’est pas une République et, quelle que soit sa puissance, il sera toujours déchiqueté » (Makaila N’guebla)
Ce phénomène socio-anthropologique du communautarisme est tellement réel et répandu au Tchad que même des personnes diamétralement opposées dans leurs visions du monde comme le feu Président Idriss Deby et l’activiste politique Makaila s’accordent sur son existence et ses méfaits.
Cette réflexion faite à partir d’une démarche scientifique est aussi faite en réaction au constat de Gondeu Ladiba selon lequel « il existe très peu de publications sur les réalités actuelles, touchant aux dynamiques politiques, religieuses et autres » du Tchad. Elle est en outre la contribution du citoyen tchadien et témoin oculaire des faits du moment que nous sommes, dans les efforts de sortie de crise et de documentation pour le bénéfice de l’histoire.
IV. MÉTHODOLOGIE
Afin de prouver la réalité du phénomène considéré, nous avons :
1. Procédé à une recherche documentaire qui a permis de réunir un nombre considérable de documents physiques et électroniques pertinents sur le sujet ;
2. Pris part personnellement à des échanges sur un bon nombre de fora en ligne réunissant des Tchadiens de tous bords politiques, de diverses ethnies et religions, etc. :
3. Visualisé des vidéos et écouté des audios réalisés par des Tchadiens à l’attention d’autres Tchadiens.
La triangulation appliquée dans l’analyse des données qualitatives recueillies a permis de certifier de la réalité et de l’ampleur du phénomène et de l’analyser à la lumière de théories pertinentes. Cette approche méthodologique de confrontations de vues est intéressante à plus d’un titre :
- Elle permet de sortir des schémas d’approches traditionnelles qui voient et présentent tout selon un seul prisme ;
- Elle permet de confronter l’imaginaire des gouvernants à la perception des peuples.
Des entretiens semi-directifs et informels ont été réalisés pour vérifier la fiabilité des informations recueillies à travers la recherche documentaire. Notre réflexion étant axée sur les impacts du communautarisme sur l’expression des libertés individuelles, il conviendrait d’éclaircir d’abord le concept du communautarisme et de l’esprit de solidarité qui le sous-tend.
V. LE COMMUNAUTARISME ET LA SOLIDARITÉ COMMUNAUTAIRE
En effet, le communautarisme est un néologisme apparu dans les années 1980, en référence aux revendications de certaines minorités d’Amérique du Nord. Depuis, le terme est utilisé dans un sens péjoratif, désignant une forme de sociocentrisme ou d’ethnocentrisme qui donne à la communauté (ethnique, religieuse, culturelle, sociale, politique, mystique, sportive…) une valeur plus importante qu’à l’individu, avec une tendance au repli sur soi. Ce repli identitaire, culturel, ou communautaire s’accompagne d’une prétention à contrôler les comportements des membres de la communauté contraints à une obligation d’appartenance (La Toupie).
Par communautarisme on entend aussi, « tout mouvement de revendication sociale et politique qui, dans un contexte très inégalitaire, mobilise des identités communautaires (surtout religieuses, ethniques ou régionales, éventuellement claniques) dans des rivalités ou des luttes ouvertes pour le pouvoir et pour l’accès aux ressources (Marie, 2007). Sa manifestation est sous-tendue par le principe de solidarité communautaire que Alain Marie[2] a défini par une combinaison de trois critères qui sont :
- La référence à une même origine ou, du moins, à une histoire commune ;
- La référence à des coutumes, croyances, valeurs et visions du monde définissant un patrimoine symbolique hérité, mais qui est le produit d’une construction sociale permanente : transmis par la socialisation, entretenu par l’usage d’une langue commune, par des mises en scène cérémonielles (naissance, initiation, mariage, funérailles, rituels religieux, rites de guérison et de règlement des conflits) ;
- La référence à des liens sociaux pensés et organisés selon une logique paradigmatique de la parenté (par filiation, par alliance et par incorporation), ce qui se traduit par un emboîtement de groupements d’inclusion successive : la famille étendue, le lignage et le clan (groupes de parenté) ; le village (groupe de résidence) et la tribu (espace sociopolitique interclanique défini a minima comme aire d’échange matrimonial préférentiel et de règlement pacifique des différends) ; et enfin, l’ethnie, espace référentiel d’identité socioculturelle et de solidarité d’extension maximale.
Le terme se caractérise donc par son sens péjoratif, mais également par son équivocité liée au fait qu’on l’oppose tout autant au républicanisme qu’à la laïcité, au nationalisme, à l’universalisme ou à l’individualisme. Il incarne, de manière vague, une menace constante pesant sur l’unité de la nation, sur la République et les droits de l’homme. Loin d’incarner le droit à la différence, le communautarisme renverrait plutôt à la tyrannie du groupe sur l’individu (Sciences Humaines).
La dernière acception du communautarisme donnée par Alain Marie est celle sur laquelle nous axons cette réflexion qui est justement inspirée par une crise occasionnée par des contestations et révoltes visant le démantèlement d’un système de gouvernance clanique et despotique. Le communautarisme est donc pris ici dans son sens péjoratif qui implique une centralité absolue autour de la seule communauté de ses adeptes lorsqu’il est question de penser développement et pouvoir, et qui désacralise les principes républicains de citoyenneté et de laïcité au détriment des considérations communautaires (ethniques, religieuse, régionale). Le principe de solidarité qui le sous-tend inhibe l’individu au point de l’avilir, tant il ne peut que difficilement réfléchir par lui-même.
VI. LE COMMUNAUTARISME EN AFRIQUE
En Afrique, les droits ne se réclament pas individuellement. L’individu n’existe que par rapport au groupe social auquel il appartient. L’individu s’identifie à la société, et les droits se réclament collectivement. Ce sont donc des groupes constitués en sujets de droit.
D’autres pays, comme le Tchad ou l’Angola, sont ravagés par des guerres à dimension ethnique, quasiment ininterrompues depuis leur indépendance. Même les États africains considérés comme les plus stables sont atteints, à l’instar de la Côte d’Ivoire, enfermée pendant longtemps dans un débat sur « l’ivoirité » (Augusta Conchiglia & Philippe Rekacewicz).
À l’origine de la « sur-communautarisation » et du « blocage » des sociétés africaines, les empêchant d’entrer dans la « banalité » et la modernité de la conflictualité démocratique, se trouvent le despotisme et le clientélisme postcoloniaux. De ce fait, les crises (économiques, sociales, politiques) débouchent sur des conflits communautaristes qui se nourrissent de l’énergie « ressentimentale » produite par la socialité communautaire et qui en détournent la violence paranoïaque contre de coupables émissaires. (Marie, 2007)
VII. LE COMMUNAUTARISME AU TCHAD
Il importe de souligner encore que le Tchad est un pays de contrastes et de diversités, aussi bien dans sa géographie (faite de désert, steppe et savane) que dans sa composition humaine (il s’étend sur plusieurs régions culturellement très différentes). Le peuple tchadien est d’appartenance tellement variée et diverse. Il est composé d’une mosaïque d’ethnies, pour la plupart pleines de rancœurs et de haine les unes contre les autres. Ces contrastes ne sont bien évidemment pas du genre à faciliter les efforts de constitution d’une nation ; ils sous-tendent les logiques communautaires facilement observables dans ce pays.
Le chercheur Tchadien Gondeu Ladiba a cru l’opposition Nord/Sud qui est l’essence de cette l’idéologie communautariste en disparition quand il affirmait dans ses Notes sur la sociologique politique du Tchad (Octobre 2013) que « la dynamique Nord-Sud, Chrétiens-Musulmans qui a longtemps servi de grille explicative des crises tchadiennes est […] tombée en désuétude ». Il sera rapidement démenti par un autre Tchadien, et pas des moindres — le Président Deby — qui affirmera, comme nous l’avons relevé ci-haut, que « le communautarisme continue à dicter sa loi. Pour un heurt entre deux individus, ce sont les familles, voire les communautés entières qui se mobilisent pour en découdre ». La rocambolesque scène d’exfiltration d’un prévenu du palais de la Justice en 2020, par les membres de sa famille, en est une éloquente illustration.
Comme l’avertissait le feu Président Idriss Deby — qui, pourtant, était vu comme le plus grand promoteur de cette idéologie à travers sa méthode de gestion du pays, entretenir la culture du communautarisme est un danger qui guette notre pays ; qu’on soit musulman, chrétien ou des gens qui sont sans religion, l’avenir de ce pays se jouera dans la l’unité nationale, dans la paix et la stabilité. Ce sont des valeurs qui sont chères que les Tchadiens doivent absorber, garder jalousement dans la situation actuelle et cimenter l’unité nationale. (Idriss Deby).
VIII. ETHNICISATION DE LA POLITIQUE AU TCHAD
L’ethnie constitue un ensemble flou aux contours historiquement variables, mais que l’on s’accorde à définir à partir d’un ensemble d’éléments subjectifs et objectifs tels que la conscience ethnique, la langue et les coutumes communes et les alliances intertribales, souvent sanctionnées par des échanges matrimoniaux, les liens de parenté rituelle ou fictive et les parentés à plaisanterie. Elle n’a donc pas besoin de l’État comme condition nécessaire de la conscience identitaire.
Condensé d’un « puzzle ethnolinguistique » de 131 langues (Gondeu Ladiba) correspondant à autant d’ethnies, le pays de Toumaï, qui a connu un cycle de plus de 30 années de guerres, a commencé par croire, à la faveur de l’apparente stabilité politique que prétendait assurer le système en place, que la violence était reléguée aux calendes grecques. C’est mal connaître les vieux démons de la division qui n’étaient en réalité qu’en hibernation. Depuis le décès de son Président, le Maréchal Idriss Deby Itno le 20 avril 2021 et le rocambolesque scénario de la mise en place du Conseil militaire de Transition (CMT) qui a suivi cette disparition, on observe une résurgence de replis identitaires qui réveillent et accentuent les clivages entre les communautés. Les oppositions Nord/Sud et chrétiens/musulmans, qui ont servi de trame de fond aux différentes guerres que le pays a connues par le passé, sont réactivées par des entrepreneurs politiques ou des politico-religieux, ennemis du changement, pour atteindre leurs fins. Le tissu social tchadien se lézarde encore davantage.
Les Tchadiens ont des représentations si fortement négatives les uns des autres qu’un banal événement déclenche rapidement un réflexe communautaire et débouche sur des heurts, quelques fois violents. On observe çà et là des replis identitaires qui sapent la dynamique de révolte lancée par les organisations de la société civile, les partis politiques de l’opposition et les Tchadiens de la diaspora pour réclamer le changement.
IX. LA POLITISATION DE LA RELIGION AU TCHAD
La laïcité au Tchad, comme dans la plupart des pays francophones d’Afrique subsaharienne, s’est construite à partir du modèle français issu de la loi du 9 décembre 1905. Elle devint un principe constitutionnel depuis la première constitution issue du processus démocratique de 1993 ; cette constitution, comme toutes celles qui l’ont suivie, affirme la séparation de l’État et des religions. L’introduction d’un serment confessionnel dans la constitution adoptée le 4 mai 2018 a suscité beaucoup de débats dans le paysage religieux et politique du Tchad ; ce qui a compromis le principe de la laïcité consacrée par la Constitution Tchadienne (Guy Bucumi, 2019).
Par une prise de conscience diffuse et au nom de la paix entre les religions pour une gestion apaisée de l’espace et des sacrements respectifs, chrétiens et musulmans avaient progressivement abandonné la belligérance qui les caractérisait et s’étaient réunis dans une plate-forme interconfessionnelle, pour se positionner comme des partenaires de l’État dans la résolution des crises sociales et la recherche de la Paix (Peace Direct). Le travail de la plate-forme interconfessionnelle ne doit cependant pas se limiter à la résolution des crises sociales conjoncturelles. La plate-forme doit avoir pour vocation de consolider la paix et l’unité entre les filles et fils du Tchad en vue de bâtir solidement la nation tchadienne. Elle doit donc prôner l’enseignement des fondements de l’édification de la conscience citoyenne et des valeurs nationalistes, tant dans les milieux chrétiens que musulmans. Il faut pour cela, aller en profondeur pour promouvoir des échanges et des brassages entre les fidèles de ces confessions religieuses, surtout au sein de la jeunesse. L’organisation des activités de brassage, comme l’Iftar, observables à travers quelques posts sur Facebook, sont des pas non négligeables dans le sens de l’amélioration du vivre-ensemble, mais sont loin d’être suffisantes, à notre sens. Comme l’a pertinemment relevé Sahoulba Gontchome sur sa page Facebook, le vivre ensemble est plus qu’un gadget qu’on peut exhiber comme une victoire artificielle ; c’est un état d’esprit, une culture du partage, de l’équité, de l’égalité des chances et de la justice.
Les hiérarchies religieuses du Tchad semblent bien se complaire des rapports entretenus avec l’État à travers la plate-forme interconfessionnelle. En dehors de ce qu’elles aident bien l’État à juguler les crises sociales et autres conflits engendrés par la mauvaise gouvernance, est-ce qu’elles réussissent vraiment à influencer l’orientation de grandes décisions qui affectent les populations ? Les controverses autour du code de la famille (Blaise Dariustone) sont une illustration des grandes divergences et de la difficile pratique de la laïcité au Tchad.
Le paradoxe autour de la laïcité au Tchad est né du fait que, en un quart de siècle d’expérimentation démocratique, l’État tchadien qui s’est toujours voulu respectueux du principe de laïcité inscrit dans les différents textes constitutionnels qui se sont succédé a fait preuve de beaucoup d’ambiguïtés. À titre d’exemple, on peut citer l’implication de l’État dans l’organisation du pèlerinage musulman (Alwihda, février 2020).
La construction d’un État véritablement laïc voulu par le constituant tchadien depuis le début de l’indépendance est ainsi mise à mal par ces multiples immixtions du politique dans le religieux et peut, en un court laps de temps, conduire à une situation explosive. Le plus récent cas d’ingérence aberrante est la prise d’un arrêté ministériel pour suspendre des pasteurs qui auraient pris part à une manifestation de la société civile (Nadia Chahed). Le Tchad a encore du chemin à parcourir pour construire une culture véritablement laïque. La conséquence de ces ingérences est que les religieux n’ont pas de positions tranchées, claires, sur certaines questions qui impactent les communautés et qui peuvent mettre en péril la cohésion sociale. Mais nous espérons que toutes ces incongruités changeront avec la construction d’une nouvelle citoyenneté.
X. LA QUESTION DE LA CITOYENNETÉ TCHADIENNE
La citoyenneté est la qualité du citoyen ou de l’individu qui jouit du droit de cité. Elle expose et explose les termes de citoyen et de cité qui, selon les philosophes politiques et les étymologistes (Aron, 2010; Benveniste, 1974; etc.), semblent faire bon ménage, mais s’en différencient dans les usages et les représentations politiques. Elle se construit dans les situations politiques variant d’une contrée à une autre. Comme notion, elle se décline selon des contextualités juridiques, politiques, culturelles, et linguistiques. Elle fédère, en outre, une triple valeur, qui se trouve mise en mal par la réalité africaine[3] :
- La volonté de vivre ensemble dans le respect des lois — qui est hypothéquée par l’exclusion sociale et le repli identitaire ;
- L’intérêt manifeste pour la chose publique — que décourage la gestion calamiteuse des affaires publiques par les politiques africains ;
- L’acceptation du destin collectif par la solidarité active — encore trop timide au regard des actions citoyennes engagées par les populations.
La citoyenneté se fonde sur les principes de moralité, de responsabilité et d’individualité. Cela signifie que le groupe ne doit pas détruire l’individu sous le prétexte de lui imposer la croissance. Bien au contraire, la citoyenneté, tout en donnant la liberté à l’individu, lui impose la garde collective des institutions républicaines. Dans un système citoyen, la lutte, consisterait à se battre pour que le politique n’étouffe pas le génie de chacun et, en fin de compte, ne contribue pas à la destruction de la créativité et à l’esprit d’initiative. Or le système de succession par le clan, voire la tribu biologique ou partisane, est diamétralement opposé à une telle vision[4].
Le Tchad est un pays de contrastes et de diversités, aussi bien dans sa géographie que dans sa composition humaine et démographique. Les Tchadiens sont d’appartenance tellement variée et diverse que cela leur pose de réelles difficultés à s’accommoder d’une vie citoyenne. Ils doivent cependant, quel qu’en soit le prix, partir des communautés ethniques, religieuses et politiques juxtaposées et non intégrées actuelles vers l’intégration citoyenne républicaine, qui ne sait que faire des signes distinctifs ; cela est une nécessité absolue si nous voulons assumer le premier et fondamental élément de la devise de notre pays qui est l’Unité. La reconnaissance des différences est une condition nécessaire du dialogue qui doit s’instaurer entre les différents groupes. Quelles que soient les difficultés, il demeure une obligation à laquelle ne sauraient se soustraire les différentes communautés nationales : trouver des voies et moyens de concilier pluralité et citoyenneté partagée. L’objectif est de parvenir à édifier, au sein d’un même État, une nation multiethnique et multiculturelle, capable de reconnaître la pluralité sans renoncer à l’intégration de l’État.
CONCLUSION
Les citoyens Tchadiens, comme tous les autres Africains appelés à construire une nation, ont le devoir de transcender leurs différences, de se défaire de tous les préjugés. Ils doivent plus exactement assumer la pluralité de leurs appartenances : être à la fois Ngambaye, Massa, Zagawa, Hadjaray, Gorane, etc., d’une part, et chrétiens, musulman, d’autre part, et MPS, UNDR, Transformateurs etc., de surcroît, pour être CITOYENS TCHADIENS. Aligner ces différentes appartenances ne veut pas dire refuser d’être Tchadien ou refuser d’être Ngambaye, Massa, Zagawa, Hadjaray, Gorane, etc. ; ils sont en fait d’appartenances diverses avant d’être Tchadien ou inversement, sur le plan politique et religieux. Les individus de chaque groupe ne doivent pas être mis en demeure de choisir, et sommés de s’exécuter par les fanatiques ou les xénophobes qui vivent en leur sein et qui se révèlent souvent plus actifs que les chantres du vivre-ensemble et de la cohésion nationale.
La polarisation observable, entre minorités privilégiées et masses rurales et urbaines prolétarisées, réduites à la pauvreté, au sous-emploi ou au chômage, a poussé certaines communautés à commencer par se radicaliser en adoptant des rhétoriques de division du pays. Cela réduirait peut-être l’échelle de manifestation du problème, mais n’éradiquerait pas le mal, qui n’est l’apanage d’aucune communauté particulière.
Même au sein d’un même groupe ethnique, les individus sont loin d’être identiques. Chaque citoyen tchadien est doté d’une identité composite, mais unique ; il est fréquent de trouver au sein de la même famille des personnes très différentes en apparence et qui réagiront, en matière de politique, de religion, ou dans la vie quotidienne, aux antipodes les uns des autres. La reconnaissance des différences est une condition nécessaire du dialogue qui doit s’instaurer entre les différents groupes. Quelles que soient les difficultés, il demeure une obligation à laquelle ne sauraient se soustraire les différentes communautés nationales : trouver des voies et moyens de concilier pluralité et citoyenneté partagée. L’objectif est de parvenir à édifier, au sein d’un même État, une nation multiethnique et multiculturelle, capable de reconnaître la pluralité sans renoncer à l’intégration de l’État.
Les propos suivants d’un enregistrement vocal d’un des meilleurs chantres du vivre-ensemble de notre génération, qui a, malheureusement, tiré sa révérence juste au moment où nous commencions la rédaction de cet article, sont la meilleure des conclusions à cette réflexion :
Nous avons évolué dans une société de déchirures. S’il y a quelque chose à faire, c’est d’appeler au vivre-ensemble. Vivre-ensemble, c’est le pardon, le respect, la tolérance, c’est l’acceptation de l’autre. C’est concevoir l’autre comme soi-même. Il nous faut arriver un jour à refonder la citoyenneté pour en faire une réalité tangible parce qu’au-delà de toutes nos différences, au-delà de la différence entre l’universel et le relatif, il y a l’humain. L’humain doit être restauré dans toute sa dimension. L’humain est ce qui nous pousse à aller vers l’autre, qui nous donne ce regard bienveillant vis-à-vis de l’autre. On est condamné à vivre ensemble… Au-delà donc de toutes nos différences, nous devons conjuguer nos efforts pour arriver un jour à l’idéal tchadien. Nous sommes le berceau de l’humanité et à quoi bon être le berceau de l’humanité et d’être les derniers de l’humanité ? Nous devons donner l’exemple au monde parce que l’homme est né ici chez nous… Le chemin est long, rempli d’embûches, mais ce n’est pas impossible… Nous arriverons un jour à nous réconcilier tous, du sud, du nord, de l’est, de l’ouest, chrétiens, musulmans… dans un seul creuset… Ce qui importe, c’est le Tchad. Le Tchad est au-dessus de tout. (Augustin Loubatan Tabo)[5]
[1] Une citation attribuée à l’économiste et ancien ministre Gali Gata Ngote
[2] Marie, A. (2007). Communauté, individualisme, communautarisme : hypothèses anthropologiques sur quelques paradoxes africains. Sociologie et sociétés, 39(2), 173, p.182. https://doi.org/10.7202/019089ar.
[3] Bere D., (2016), « La Contribution de l’Église dans la Construction des États-Nations dans l’Afrique Subsaharienne Francophone : Cas du Tchad et du Mali », Actes du colloque Église, citoyenneté et ethnicité en Afrique post-coloniale, Presse de la FATEAC, p. 133.
[4] AHIPEAUD, Martial Joseph. – Côte d’Ivoire : entre barbarie et démocratie. La roue tourne. Abidjan, Les éditions du CERAP, 2010, 208 p., p.114.
[5] Dr Augustin L.Tabo. Intervention faite lors d'une conférence-débats sur le vivre-ensemble organise par No limit, le 19 mai 2019 à Abidjan.
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M. Bere Dounia, de nationalité tchadienne, est titulaire d’une Maîtrise en littérature Anglaise (Université de Bangui), d’un MBA, option Gestion de Projets (Graduate School of Management, Abidjan), d’un doctorat en Sociologie des organisations (Université de l’Alliance Chrétienne d’Abidjan) et de beaucoup d’autres qualifications professionnelles dans les domaines de l’Administration et de la gestion des Projets.Fonctionnaire des Nations Unies depuis 2003, il est en poste depuis 2015 comme Chargé d’Administration à la Mission des Nations Unies au Mali ; avant le Mali, il a occupé des postes similaires au Tchad, en RDC, en Côte d’Ivoire, en Iraq et en Suisse.
Chercheur à ses heures perdues, il est auteur de plusieurs articles dont :
- « Le Modèle de Leadership Pour Une Conduite Efficiente de Changement dans les Organisations Internationales en Afrique Subsaharienne Francophone » — Doi:10.19044/esj.2019.v15n25p143 URL:http://dx.doi.org/10.19044/esj.2019.v15n25p143
- « La contribution de l’Église dans la construction des États-nations dans l’Afrique subsaharienne francophone : cas du Tchad et du Mali », in Église, citoyenneté et ethnicité en Afrique post-coloniale, Actes du Colloque de la FATEAC, 2017.
- “Success factors in Downsizing Process Management: the case of OCHA Cote d’Ivoire Transitions”, Graduate School of Management Press, Abidjan, CI.
Profile LinkedIn : https://www.linkedin.com/in/dounia-bere-84bb051a/
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Les réflexions contenues dans ce billet n’appartiennent qu’à leur(s) auteur(s) et ne peuvent entraîner la responsabilité de Justice en Action (JEA) et des personnes qui ont révisé et édité ce billet.
[1] Une citation attribuée à l’économiste et ancien ministre Gali Gata Ngote
[2] Marie, A. (2007). Communauté, individualisme, communautarisme : hypothèses anthropologiques sur quelques paradoxes africains. Sociologie et sociétés, 39(2), 173, p.182. https://doi.org/10.7202/019089ar.
[3] Bere D., (2016), « La Contribution de l’Église dans la Construction des États-Nations dans l’Afrique Subsaharienne Francophone : Cas du Tchad et du Mali », Actes du colloque Église, citoyenneté et ethnicité en Afrique post-coloniale, Presse de la FATEAC, p. 133.
[4] AHIPEAUD, Martial Joseph. – Côte d’Ivoire : entre barbarie et démocratie. La roue tourne. Abidjan, Les éditions du CERAP, 2010, 208 p., p.114.
[5] Dr Augustin L.Tabo. Intervention faite lors d'une conférence-débats sur le vivre-ensemble organise par No limit le 19 mai 2019 à Abidjan.
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